C’est ce mois-ci que l’on marque le 80e anniversaire du congrès fondateur de la Quatrième Internationale, organisé le 3 septembre 1938. La création de la Quatrième Internationale, sous la direction de Léon Trotsky, est un événement d’une importance historique et contemporaine énorme. Pendant les trois mois à venir, le World Socialist Web Site fêtera cet anniversaire par une série de publications et de réunions qui expliqueront l’importance de la IVe Internationale.
Aujourd’hui, nous republions le rapport présenté par David North, le président du Parti de l’égalité socialiste (SEP) américain et président du comité éditorial international du WSWS, pour le 70e anniversaire de la fondation de la IVe Internationale.
Ce rapport a été présenté lors d’une réunion à Ann Arbor, au Michigan, le 1er novembre 2008, à la veille des élections présidentielles américaines de cette année-là, qui se sont conclues par l’élection de Barack Obama. Une décennie plus tard, l’analyse de la situation politique contenue dans ce rapport s’est avérée absolument correcte, tant en ce qui concerne les actions de l’administration Obama que la crise politique actuelle aux États-Unis.
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Le 3 septembre 1938, la Quatrième Internationale tenait son congrès fondateur en banlieue de Paris. L’ordre du jour de la conférence ne permettait qu’une seule journée de travaux officiels, en raison, selon le procès-verbal, de la «situation d’illégalité dans laquelle se tient le congrès...» Cette «situation d’illégalité» à laquelle réfère le procès-verbal est créée par la persécution implacable du mouvement trotskyste par la police de l’État démocratique bourgeois en France, les bandes armées fascistes agissant en toute impunité dans une grande partie de l’Europe et, surtout, les assassins impitoyables de la police secrète soviétique, la GPU, qui s’efforce d’exécuter les instructions de Staline pour que Léon Trotsky et ses collaborateurs les plus proches soient éliminés physiquement.
Les conditions de siège dans lesquelles se tient le congrès se reflètent dans les remarques avec lesquelles Pierre Naville, alors partisan de la Quatrième Internationale, ouvre la réunion:
En raison de la mort tragique de Klement, il n’y aura pas de rapport en bonne et due forme: Klement préparait un rapport écrit et détaillé qu’on devait diffuser, mais ce rapport a disparu avec le reste de ses papiers. Le rapport présenté ne sera qu’un simple résumé.[1]
Le défunt auquel Naville faisait référence était Rudolf Klement, le regretté secrétaire de la Quatrième Internationale qui avait été enlevé et assassiné par des agents staliniens en juillet 1938, moins de deux mois avant la conférence. Il était le quatrième cadre dirigeant du mouvement trotskyste à être assassiné dans l’année précédant le congrès fondateur, avec en Espagne Erwin Wolf en juillet 1937, Ignace Reiss en Suisse en septembre 1937 et Leon Sedov, le fils même de Trotsky, en février 1938 à Paris. Ce que Naville ne savait pas, et ne pouvait savoir, c’est qu’un agent de la GPU qui avait joué un rôle clé dans l’organisation de ces quatre assassinats – Mark Zborowsky – était présent au congrès, agissant en tant que représentant de la section russe de la Quatrième Internationale.
Ces assassinats étaient inextricablement liés à la campagne de génocide politique dirigée contre les derniers ouvriers révolutionnaires, intellectuels socialistes et dirigeants bolcheviks qui avaient joué un rôle décisif dans la Révolution d’Octobre 1917. Sous la direction de Staline, trois faux procès ont été organisés à Moscou entre août 1936 et mars 1938, manifestation publique d’une opération massive visant la destruction totale de l’influence trotskyste, c’est-à-dire marxiste, en URSS.
Les historiens bourgeois contemporains insistent, à quelques exceptions près, sur le fait que la terreur stalinienne n’avait pas grand-chose à voir avec Trotsky et le trotskysme. Staline, disent-ils, n’avait aucune raison de craindre Trotsky, qu’il avait expulsé de l’URSS en 1929, et dont l’influence était négligeable. Cette appréciation superficielle a été remise en question par le général Dimitri Volkogonov, historien soviétique/russe maintenant décédé, qui, malgré son hostilité envers Trotsky, a souligné combien Staline était tourmenté par le «spectre» du révolutionnaire exilé:
Trotsky n’était plus présent, mais Staline se mit à le haïr encore plus en son absence, et le spectre de Trotsky revenait souvent pour hanter l’usurpateur... Il pensait à Trotsky lorsqu’il devait s’asseoir et écouter Molotov, Kaganovich, Khrouchtchev et Zhdanov. Trotsky était d’un calibre intellectuel différent, avec sa maîtrise de l’organisation et ses talents d’orateur et d’écrivain. En tous points il était de loin supérieur à cette bande de bureaucrates, mais il était aussi supérieur à Staline et Staline le savait. "Comment ai-je pu laisser un tel ennemi me glisser entre les doigts?" aurait-il presque gémi. À une occasion, il a avoué à son petit cercle combien cela avait été l’une des plus grosses erreurs de sa vie...
La pensée que Trotsky ne parlait pas seulement pour lui-même, mais pour tous ses partisans silencieux et ses opposants à l’intérieur de l’URSS, était particulièrement douloureuse pour Staline. Quand il a lu les œuvres de Trotsky, telles que L’école stalinienne de falsification, Une lettre ouverte aux membres du Parti bolchévique, ou Le thermidor stalinien, le chef a failli perdre le contrôle de lui-même... Staline a lu la traduction de La Révolution trahie en une seule nuit, bouillonnant de bile. C’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Pendant quelques années, il a nourri deux décisions dans son esprit, et maintenant il proposait de les faire exécuter. Premièrement, il devait à tout prix effacer Trotsky de l’arène politique… Deuxièmement, il était encore plus convaincu de la nécessité d’une liquidation déterminée et définitive de tous les ennemis potentiels à l’intérieur du pays.
Trotsky comprenait très bien la puissance physique de ses ennemis et l’ampleur des dangers auxquels lui et ses partisans étaient confrontés. Mais il a mené son travail avec une confiance extraordinaire dans la victoire finale: la Quatrième Internationale en tant qu’instrument de la révolution socialiste mondiale. Célébrant la fondation de la Quatrième Internationale, il déclara le 18 octobre 1938:
Les bourreaux, dans leur stupidité et leur cynisme, pensent que l’on peut nous effrayer. Ils se trompent. Nous deviendrons plus forts sous les coups. La politique bestiale de Staline n’est qu’une politique de désespoir. On peut tuer individuellement des soldats de notre armée, mais on ne peut pas leur faire peur. Amis, nous le répéterons encore en ce jour de célébration… Il n’est pas possible de nous faire peur.[3]
Les origines de la Quatrième Internationale se trouvent dans la lutte initiée par Trotsky et l’Opposition de gauche en octobre 1923 contre la bureaucratisation croissante de l’État soviétique et du Parti communiste de l’Union soviétique. Cette lutte politique a commencé avant même que Staline n’apparaisse comme le principal adversaire de Trotsky et dirigeant du Parti communiste. Pour Trotsky, la montée au pouvoir de Staline n’était pas la cause de la dégénérescence de l’État soviétique et du Parti communiste, mais plutôt une manifestation politique du renforcement de la réaction politique au sein de l’URSS à la suite des défaites subies par la classe ouvrière en Europe occidentale au lendemain de la Révolution d’Octobre. Pour Lénine et Trotsky, le sort du socialisme en Union soviétique dépendait de la victoire de la révolution socialiste mondiale. L’idée que le socialisme puisse se développer dans la seule Russie, un État isolé et économiquement arriéré, était incompatible avec les prémisses les plus fondamentales de la théorie marxiste.
L’affirmation de Staline, à la fin de 1924, selon laquelle le socialisme pouvait être construit dans un seul pays – c’est-à-dire que l’Union soviétique pourrait réaliser le socialisme indépendamment du résultat des luttes de la classe ouvrière internationale au-delà des frontières de l’URSS, en particulier en Europe occidentale et en Amérique du Nord – révélait l’orientation, la perspective et le programme essentiellement nationalistes de la bureaucratie au pouvoir. Par «socialisme», la bureaucratie – dirigée par Joseph Staline – voulait dire un système d’autarcie économique nationale préservant les revenus et les privilèges dont elle jouissait sur la base de la propriété étatique des moyens de production.
La persécution de Trotsky et de l’Opposition de gauche par la bureaucratie a entraîné la falsification et la répudiation des fondations marxistes et internationalistes du Parti bolchevik. De plus en plus ouvertement et grossièrement, le régime stalinien subordonnait les intérêts du mouvement révolutionnaire international aux besoins de la bureaucratie. Le résultat de sa trahison du programme de la révolution socialiste mondiale fut une série de défaites politiques pour la classe ouvrière internationale – en Grande-Bretagne en 1926, en Chine en 1927 et, plus désastreux encore, en Allemagne en 1933. L’orientation erronée catastrophique du Parti communiste allemand par Staline a rendu possible la montée au pouvoir d’Hitler en janvier 1933. Cet événement, à son tour, a déclenché la chaîne d’événements qui a mené à la Deuxième Guerre mondiale et à la mort de dizaines de millions de personnes.
Au lendemain de la victoire d’Hitler, Trotsky et l’Opposition de gauche internationale ont modifié leur politique antérieure, jusqu’alors orientée vers la réforme du Parti communiste de l’Union soviétique et de la Troisième Internationale (communiste). Trotsky appelait maintenant à la construction d’une nouvelle Internationale et à une révolution politique en URSS. Il a défini la bureaucratie stalinienne au sein de l’URSS comme une agence de l’impérialisme au sein du mouvement ouvrier.
Les années de 1933 à 1938 ont été principalement consacrées à la préparation théorique et politique du congrès fondateur de la Quatrième Internationale. En 1935, Trotsky a écrit qu’il considérait cette œuvre comme la plus importante de sa vie – plus importante encore que son rôle dans l’organisation de la Révolution d’Octobre et dans la fondation et la direction de l’Armée rouge. Justifiant cette évaluation, Trotsky fait valoir que s’il n’avait pas été là en 1917, la direction de Lénine aurait été suffisante pour surmonter l’opposition politique au sein du Parti bolchevik et mener à bien la décision de prendre le pouvoir. Mais maintenant (dans les années 1930) il n’y avait personne d’autre capable d’éduquer un nouveau cadre de révolutionnaires et de préserver la continuité du mouvement marxiste. Trotsky a compris qu’il était, à ce moment-là, indispensable – et qu’il lui faudrait cinq ans pour assurer la continuité de l’héritage du marxisme. Lorsqu’il a fait cette évaluation, Trotsky avait exactement cinq ans à vivre – et il a réussi à atteindre cet objectif.
Il faut comprendre pourquoi le travail de Trotsky était indispensable. Faire référence à son génie ne suffit pas. Trois éléments de sa personnalité intellectuelle et politique doivent être soulignés.
Premièrement, Trotsky était le plus grand représentant du «marxisme classique» – c’est-à-dire le représentant d’une école théorique et politique et d’une tradition le reliant directement à Marx et à Engels, et qui a formé et inspiré le mouvement de masse des travailleurs révolutionnaires qui était apparu durant les dernières décennies du XIXe siècle. Comme cela a été expliqué dans Les fondations historiques et internationales du Parti de l’Égalité socialiste, Trotsky incarnait «une conception de la théorie révolutionnaire, enracinée philosophiquement dans le matérialisme, tournée vers l’extérieur, vers la cognition de la réalité objective, et qui avait pour but l’éducation et la mobilisation politique de la classe ouvrière et était stratégiquement préoccupée par la lutte révolutionnaire contre le capitalisme.»[4]
Deuxièmement, Trotsky a compris plus profondément que tout autre penseur politique du XXe siècle les dimensions mondiales et la dynamique de la révolution socialiste, l’interaction dialectique entre les processus socio-économiques internationaux et les conditions nationales historiquement déterminées. Cette compréhension avait trouvé une expression dans la théorie de la révolution permanente, formulée en premier par Trotsky dans sa réponse aux problèmes soulevés par la Révolution de 1905 en Russie. Il y expliquait que dans un pays arriéré la relation entre les tâches démocratiques bourgeoises traditionnelles et les aspirations implicitement socialistes de la classe ouvrière était apparue d’une manière qui contredisait les conceptions existantes et requérait un nouveau paradigme théorique.
Troisièmement, Trotsky a assimilé les leçons politiques essentielles de la lutte de Lénine contre l’opportunisme menchevik et le centrisme durant les années allant de la scission de 1903 au dénouement révolutionnaire de 1917. Ayant croisé le fer avec Lénine sur des questions de principe politique au cours de cette période de formation cruciale, Trotsky en est venu à comprendre et à apprécier l’extraordinaire prévoyance de Lénine en s’opposant à toutes les formes d’opportunisme au sein du Parti ouvrier social-démocrate de Russie et, plus tard, après le déclenchement de la guerre impérialiste en 1914, au sein de la Deuxième Internationale. Les leçons que Trotsky a tirées de cette expérience historique ont constitué une base politique essentielle de la lutte pour la construction de la Quatrième Internationale.
Chacun de ces éléments de l’itinéraire intellectuel et politique de Trotsky mérite une élaboration détaillée. Mais le temps exige une approche plus concentrée. Concentrons-nous donc sur la question du marxisme «classique». Même parmi ceux qui connaissent et accordent une grande valeur à la force de Trotsky en tant que stratège révolutionnaire, il est trop rare que l’on trouve une appréciation suffisante des fondements théoriques de sa pensée politique. Malgré l’insistance de Trotsky sur le matérialisme dialectique en tant que ressort principal de la pensée révolutionnaire, même les commentateurs favorables considèrent ces professions de l’engagement philosophique comme étant obscures et non substantielles. Par exemple, un éminent érudit spécialiste de la pensée sociale et politique de Trotsky, après avoir cité un passage dans lequel celui-ci expose les éléments de base du matérialisme dialectique, demande avec une exaspération évidente: «Mais qu’est-ce que tout cela avait à voir avec l’étude de la société et la formulation de la politique et de la stratégie révolutionnaires marxistes?» [5] Cette question trahit une compréhension inadéquate de la relation entre la perspective et la méthode philosophiques, d’une part, et la pensée et la pratique politiques, d’autre part. Elle indique également une appréciation limitée du contenu et des implications de la confrontation, avec laquelle Trotsky était extrêmement familier, entre le matérialisme marxiste et diverses écoles d’idéalisme philosophique.
Alors qu’on a beaucoup écrit sur les luttes politiques au sein des nombreuses tendances conflictuelles du mouvement socialiste européen (et surtout russe) avant la Première Guerre mondiale, on a accordé beaucoup moins d’attention aux conflits théoriques. Même le conflit contre le révisionnisme d’Edouard Bernstein a été examiné en grande partie du point de vue du programme et de la perspective politiques. Les différences dans ces domaines sont, bien sûr, d’une importance immense et durable. Mais un autre aspect de ce conflit crucial entre le marxisme et le révisionnisme doit être souligné, à savoir les dimensions philosophiques de la lutte. Examiné de ce point de vue, Bernstein – un néo-kantien – faisait partie d’une tendance intellectuelle plus vaste dont l’opposition au marxisme était enracinée philosophiquement dans divers courants d’idéalisme subjectif.
Pour être bref, disons que ces tendances ont rejeté le matérialisme philosophique et historique, qui affirme la primauté de la matière sur la conscience. Sur cette base, ils ont rejeté l’idée que le développement de la société humaine, y compris son développement intellectuel, se déroulait conformément aux lois relatives à la structure économique de la société.
Or, il n’y avait pas de défenseur plus déterminé de la conception matérialiste de l’histoire que Trotsky, dont l’éducation théorique – à partir de la fin des années 1890 – a été en conflit constant avec les écoles de plus en plus influentes de la pensée irrationnelle idéaliste et subjective. Vers la fin de sa longue carrière révolutionnaire, Trotsky offrit l’explication suivante de la vision matérialiste de Marx:
Ayant défini la science comme la connaissance des lois objectives de la nature, l’homme s’est efforcé avec obstination de se soustraire lui-même à la science, se réservant des privilèges spéciaux, sous forme de prétendus rapports avec des forces suprasensibles (religion), ou avec des préceptes moraux éternels (idéalisme). Marx a définitivement privé l’homme de ces odieux privilèges, en le considérant comme un chaînon du processus d’évolution de la nature matérielle; en considérant la société humaine comme l’organisation de la production et de la distribution; en considérant le capitalisme comme un stade du développement de la société humaine. […]
Il est absolument impossible de chercher les causes des phénomènes de la société capitaliste dans la conscience subjective, dans les intentions ou les plans de ses membres. Les phénomènes objectifs du capitalisme ont été constatés avant que la science ne se soit appliquée à les étudier sérieusement. Jusqu’à ce jour, la grande majorité des hommes ne connaissent rien des lois qui régissent la société capitaliste. La grande force de la méthode de Marx fut d’aborder les phénomènes économiques, non du point de vue subjectif de certaines personnes, mais du point de vue objectif du développement de la société prise en bloc, exactement comme un naturaliste aborde une ruche ou une fourmilière.
Pour la science économique, ce qui a une importance décisive, c’est ce que les gens font et la manière dont ils le font, et non ce qu’ils pensent eux-mêmes de leurs actions. La base de la société, ce n’est pas la religion ni la morale, ce sont les ressources naturelles et le travail. La méthode de Marx est matérialiste, parce qu’elle va de l’existence à la conscience, et non inversement. La méthode de Marx est dialectique, parce qu’elle considère la nature et la société dans leur évolution, et l’évolution elle-même comme la lutte incessante de forces antagonistes.[6]
Dans le monde de la lutte politique, l’application de la perspective matérialiste de Marx exigeait que la politique révolutionnaire se fonde d’abord et avant tout sur une analyse des conditions socio-économiques objectives. Le parti révolutionnaire devait fonder son action non pas sur les humeurs et les illusions dominantes des masses, mais sur le niveau réellement existant des contradictions socio-économiques du capitalisme. Les humeurs des masses étaient elles-mêmes un reflet déformé de conditions objectives. Le parti révolutionnaire ne peut surmonter ces humeurs que dans la mesure où il se bat au sein de la classe ouvrière pour une compréhension correcte de la crise capitaliste et de ses implications politiques.
Dans les discussions entre Trotsky et ses partisans américains, tenues en mai 1938 à la veille du congrès fondateur de la Quatrième Internationale, Trotsky soulignait cet objectif comme point de départ du programme révolutionnaire :
… Le retard politique de la classe ouvrière américaine est très important. Cela signifie que le danger d’une catastrophe fasciste est très grand. C’est le point de départ de toute notre activité. Le programme doit exprimer les tâches objectives de la classe ouvrière plutôt que le retard des travailleurs. Il doit refléter la société telle qu’elle est, et non le retard de la classe ouvrière. C’est un instrument pour surmonter et vaincre l’arriération. C’est pourquoi nous devons exprimer dans notre programme toute l’acuité des crises sociales de la société capitaliste, y compris et par-dessus tout, des États-Unis. Nous ne pouvons pas retarder ou modifier des conditions objectives qui ne dépendent pas de nous. Nous ne pouvons pas garantir que les masses résoudront la crise; mais nous devons exprimer la situation telle qu’elle est, et c’est là la tâche du programme.[7]
Ces mots sont investis d’une pertinence aiguë dans la situation actuelle. Quel devrait être le point de départ de la politique révolutionnaire aujourd’hui? La nature objective et les implications de la crise en cours du capitalisme américain et mondial, dont la profondeur et la gravité sont sans égales depuis la Grande Dépression des années 1930, ou l’état de conscience politique dominant et confus qui existe parmi les masses ouvrières? Devrions-nous adapter notre programme aux illusions actuelles des travailleurs dans la rhétorique électorale de Barack Obama? Ou devrions-nous plutôt exposer le poison caché dans les phrases mielleuses et préparer les masses aux grands conflits sociaux qui seront inévitablement générés par l’intensification de la crise économique?
La campagne électorale se terminera dans trois jours. Quel que soit le parti bourgeois qui remporte les élections présidentielles et législatives, il devra faire face aux conséquences de la spirale de la catastrophe économique. Si, comme cela semble maintenant probable, Obama devient président élu, il assumera la responsabilité centrale de la poursuite des intérêts nationaux et internationaux de la classe dirigeante américaine. Combien de temps, pensez-vous, parviendra-t-il à préserver l’illusion que la crise touche toutes les classes de la population de la même manière, que «tout le peuple américain est dans le même bateau», que les «sacrifices» peuvent être et seront «partagés», et que les intérêts des pauvres sont les mêmes que ceux des riches? Combien de temps faudra-t-il avant que la détermination irrépressible de l’aristocratie financière à exploiter les opportunités créées par la crise pour son propre enrichissement maximal ne devienne douloureusement évidente pour les masses ouvrières? Ou encore que n’apparaisse l’impuissance d’un président Obama à contrôler ces efforts, quand bien même il le voudrait?
Il convient de rappeler les commentaires de Trotsky en 1939 à propos du New Deal de l’administration Roosevelt, un programme généralement dépeint par les historiens comme le sommet du radicalisme gouvernemental. Trotsky faisait remarquer de façon plutôt sardonique le caractère généralement inefficace des confrontations de Roosevelt avec la bourgeoisie américaine:
Aujourd’hui, les monopoles sont la section la plus forte de la classe dirigeante. Aucun gouvernement n’est en mesure de lutter contre les monopoles en général, c’est-à-dire contre la classe par la volonté de laquelle il gouverne. Lorsqu’il attaque certains monopoles, il est obligé de chercher des alliés chez d’autres monopoles. En s’alliant aux banques et à l’industrie légère, il peut, occasionnellement, porter un coup aux trusts de l’industrie lourde, qui ne cessent pas pour cela de faire des bénéfices fantastiques.[8]
Le même sort va-t-il arriver au président Obama? Les murs du capitalisme américain tomberont-ils au son des trompettes rhétoriques de Monsieur «Yes We Can»? Non, ils ne le feront pas. En fait, son attitude, pour ne pas parler de celle du sénateur McCain, lors de la tristement célèbre crise du sauvetage des banques, a fourni une indication de la façon dont l’administration Obama réagira face aux exigences de l’aristocratie au pouvoir.
En dernière analyse, la politique d’une future administration Obama sera déterminée par les conditions objectives auxquelles est confronté le capitalisme américain. Et c’est à ce stade qu’une distinction claire doit être faite entre les États-Unis de l’époque de Roosevelt et les États-Unis de l’époque d’Obama. Trois quarts de siècle se sont écoulés depuis que Franklin Roosevelt a prêté serment et proclamé que les États-Unis n’avaient rien d’autre à craindre que la peur elle-même. Il parlait en tant que dirigeant d’un pays capitaliste qui, malgré tous ses problèmes économiques, conservait encore à sa disposition des ressources colossales. Par rapport à la puissance industrielle des États-Unis d’alors, tous les autres pays étaient des nains. Mais ces jours sont révolus depuis longtemps. Les États-Unis sont en déclin économique depuis des décennies. Ils ont accumulé une dette massive au fur et à mesure que leurs industries se sont effondrées. En effet, la source essentielle de la crise économique réside dans la séparation entre le processus d’accumulation des richesses d’un côté et les processus matériels de production de l’autre. Juste avant l’éclatement de la crise économique, l’industrie financière américaine comptait pour 40 % de tous les profits du pays!
Un président Obama n’aura pas de «New Deal» à offrir à la classe ouvrière américaine – d’ailleurs il ne faudrait pas oublier que le New Deal de Roosevelt a été incapable de mettre fin à la dépression. La crise économique a en effet été «résolue» par la Deuxième Guerre mondiale.
Par ailleurs, les gains réalisés par les travailleurs au cours des années 1930 n’ont pas été le produit de réformes gouvernementales et d’aumônes, mais bien des immenses luttes sociales de la classe ouvrière – comme la grève de Toledo Auto-Lite, les grèves générales de Minneapolis et de San Francisco, la grève générale avec occupation d’usine de Flint et de nombreuses autres grandes batailles puissantes et sanglantes.
Quelles sont donc alors les perspectives du socialisme aux États-Unis? C’est une question sur laquelle Trotsky, un observateur attentif de la société américaine et de ses structures économiques et politiques, a beaucoup réfléchi. Il comprenait très bien le pouvoir et l’influence de l’idéologie capitaliste dans ce que l’on appelait alors le «Pays aux opportunités sans fin». Il écrivait en 1939:
Aux États-Unis, où un homme qui possède un million est considéré comme «valant» un million, les concepts de l’économie de marché sont tombés plus bas que n’importe où ailleurs. Jusqu’à tout récemment, les Américains n’accordaient que très peu d’attention à la nature des rapports économiques. Dans le pays du système économique le plus puissant, les théories économiques restaient extrêmement pauvres. Il a fallu la profonde crise récente de l’économie américaine pour mettre brutalement l’opinion publique en face des problèmes fondamentaux de la société capitaliste.[9]
Le processus d’éclaircissement économique, social et politique a été enfreint par la Deuxième Guerre mondiale, dont les États-Unis sont sortis victorieux – non seulement militairement et politiquement, mais aussi économiquement. Quel besoin y avait-il de continuer à remettre en question la légitimité du capitalisme alors que 75 % de la production industrielle se trouvait aux États-Unis et que le dollar était «aussi bon que l’or»? Par ailleurs, les chasses aux sorcières anticommunistes de l’après-guerre s’efforçaient de restreindre la vie intellectuelle aux États-Unis et à délégitimer, sinon même criminaliser entièrement, toute critique marxiste du capitalisme américain. Par la suite, l’effondrement des régimes staliniens en URSS et en Europe de l’Est, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, a été salué comme la preuve définitive du triomphe irrévocable du capitalisme, et même la «Fin de l’Histoire».
Mais que reste-t-il du triomphalisme capitaliste aujourd’hui, au lendemain de l’échec catastrophique du système économique? Il y a un peu plus d’un mois, plaidant pour un soutien public en faveur d’un sauvetage des banques, le président Bush a déclaré devant une audience nationale que le système capitaliste aux États-Unis était au bord de l’effondrement. Deux jours plus tard, il a dit aux membres de son cabinet et aux leaders du Congrès que «Tout ça est fichu!» Toute l’idéologie du capitalisme américain, de l’infaillibilité du marché et de l’indépendance absolue du marché par rapport à l’État, a perdu toute crédibilité. Le grand prophète du culte du marché, Alan Greenspan – salué comme le «Maestro» de la Réserve fédérale – est apparu devant un comité du Congrès comme un vieil homme, à la limite de la sénilité, confessant son étonnement que les marchés n’avaient pas réussi à se comporter comme il le croyait.
Et dans le contexte de cette crise, le redouté mot imprononçable commençant par un «S» a fait sa réapparition dans la vie politique américaine. McCain et Palin ont vite sauté sur une référence tout à fait inoffensive et maladroite d’Obama à propos du partage des richesses pour y voir la preuve qu’Obama envisage d’introduire le socialisme aux États-Unis. On a même demandé au sénateur Biden à la télévision si Obama n’était, en fait, rien de moins qu’un marxiste inavoué! De tels épisodes révèlent les craintes tapies au sein de la classe dirigeante. Obama et Biden sont attaqués par leurs adversaires républicains désespérés qui les accusent de vouloir «partager les richesses». Les candidats démocrates nient avec indignation cette accusation. Mais est-ce que les masses de travailleurs américains, dans des conditions de chômage croissant et de saisies immobilières massives, vont conclurent que le «partage des richesses» est vraiment une si mauvaise idée?
L’être social détermine la conscience sociale. Les conditions de crise ne discréditent pas seulement les vieilles idéologies. Elles donnent aussi naissance à des conceptions qui s’alignent sur la réalité objective. Il ne sera pas possible de maintenir l’interdiction semi-officielle du marxisme dans les discussions sur la crise du capitalisme américain et mondial. Comme Trotsky l’avait prévu, les événements objectifs forceront un profond changement dans la vie politique. Ce qu’il a écrit en 1939 acquiert dans la situation actuelle une pertinence extraordinaire:
Des réformes partielles et des rafistolages ne serviront à rien. Le développement historique est arrivé à l’une de ces étapes décisives où seule l’intervention directe des masses est capable de balayer les obstacles réactionnaires et de poser les fondements d’un nouveau régime. L’abolition de la propriété privée des moyens de production est la condition première d’une économie planifiée, c’est-à-dire de l’intervention de la raison dans le domaine des relations humaines, d’abord à l’échelle nationale, puis par la suite, à l’échelle mondiale… L’humanité libérée atteindra ainsi son plein potentiel.[10]
Notes:
1. Documents of the Fourth International (New York: Pathfinder Press, 1973), p. 284.
2. Stalin: Triumph and Tragedy (New York: Grove Weidenfeld, 1988), pp. 254 à 260.
3. Writings of Leon Trotsky 1938–39 (New York: Pathfinder Press, 1974), p. 94.
4. The Historical and International Foundations of the Socialist Equality Party (Mehring Books, 2008), p. 59.
5. Baruch Knei-Paz, The Social and Political Thought of Leon Trotsky (Oxford: Oxford University Press, 1978), pp. 487-488.
6. Léon Trotsky, Le Marxisme et notre époque.
7. The Transitional Program for Socialist Revolution (New York: Pathfinder Press, 2001), pp. 189-190.
8. Léon Trotsky, Le Marxisme et notre époque.
9. Ibid.
10. Ibid.