Le mois dernier, le Bloc Québécois (BQ) a profité d’une «journée de l’opposition» au parlement fédéral pour déposer une motion enjoignant la Chambre des communes à «rappeler au gouvernement [du Parti libéral de Justin Trudeau] qu’il revient au Québec et aux provinces de décider seuls de l’utilisation de la disposition de dérogation».
La clause de dérogation, parfois appelée «clause nonobstant», est une disposition de la Constitution canadienne qui permet au parlement fédéral et des provinces d’adopter des lois qui violent la Charte canadienne des droits et libertés – y compris la liberté de religion, d’expression ou d’association – sans que les tribunaux ne puissent les invalider.
Cette disposition est profondément réactionnaire. Elle est contraire au droit international qui prévoit la suprématie des droits fondamentaux depuis l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) par l’ONU en 1948 en réaction aux abominables crimes du régime nazi. Alors que la DUDH énonce la nécessité du respect inaliénable des droits fondamentaux par tous les pays, la Constitution canadienne «garantit» des droits et libertés auxquels les gouvernements peuvent «déroger» unilatéralement avec une simple majorité parlementaire.
La disposition de dérogation de la Charte canadienne est tristement unique dans le monde. Elle a été citée à maintes reprises par le gouvernement israélien d’extrême-droite en tant que modèle à suivre pour imposer un élément clé de son attaque sur la Cour suprême qui permettra à la Knesset (parlement israélien) de renverser des décisions de la Cour avec le soutien d’une simple majorité de députés. C’est ce que le premier ministre Benjamin Netanyahu appelle la «solution canadienne».
Le caractère anti-démocratique de la clause de dérogation apparait aussi des récentes utilisations qui en ont été faites par la droite canadienne et québécoise.
Des forces réactionnaires alignées sur le parti conservateur fédéral font pression depuis longtemps pour briser le «tabou» entourant l’utilisation de la clause de dérogation. Faisant écho aux arguments mis de l’avant par les républicains aux États-Unis, ils soutiennent que c’est nécessaire pour contrer une cour «activiste» en train de «réécrire la loi».
En 2000, le premier ministre conservateur de l'Alberta Ralph Klein a utilisé la clause de dérogation dans une loi interdisant les mariages entre personnes du même sexe dans la province. (Les tribunaux ont tout de même annulé cette loi sur la base que les questions relatives au mariage sont de compétence fédérale et que la clause de dérogation ne permet pas de passer outre au partage constitutionnel des pouvoirs entre le fédéral et les provinces.)
En novembre dernier, le premier ministre conservateur de l’Ontario, Doug Ford, a eu recours à la clause de dérogation pour protéger une loi criminalisant une grève imminente de travailleurs de l’éducation. Ford avait déjà menacé à deux reprises de l’invoquer et l’avait fait une fois.
Durant la course à la chefferie du parti conservateur du Canada, Pierre Poilievre a promis d’utiliser la clause de dérogation pour renverser un jugement de la Cour suprême qui avait invalidé une loi adoptée en 2010 par le gouvernement conservateur de Stephen Harper pour forcer l’inscription automatique et permanente au registre des délinquants sexuels de toute personne coupable d’infraction à caractère sexuel.
Une autre promesse du même genre faite non seulement par Poilievre, mais aussi par d’autres candidats comme son rival plus «modéré», l’ancien premier ministre du Québec Jean Charest, portait sur le recours à la clause dérogatoire pour rétablir une loi de Harper qui abolissait en pratique la possibilité d’une libération conditionnelle après vingt-cinq ans d’emprisonnement pour certaines personnes coupables de meurtres multiples.
La clause de dérogation est également régulièrement invoquée par la droite au Québec. Depuis son élection en 2018, le gouvernement provincial de la Coalition avenir Québec (CAQ), dirigé par l’ex-PDG multimillionnaire François Legault, a utilisé la clause de dérogation pour soustraire ses lois discriminatoires sur la «laïcité de l’État» (Loi 21) et élargissant la Charte de la langue française (Loi 96) à tout contrôle de la part des tribunaux.
Pour camoufler la nature antidémocratique de ses actions, la CAQ, appuyée par les autres forces nationalistes comme le BQ, a lancé une campagne qui vise à normaliser le recours à la clause de dérogation, très rare avant la Loi 21, comme étant une façon de défendre les «droits collectifs» de la «Nation» québécoise contre la supposée tyrannie des minorités et du gouvernement fédéral.
Il s’agit là d’un prétexte frauduleux qui ignore complètement la véritable portée de la Charte canadienne. En effet, une loi adoptée par un parlement peut déjà enfreindre les droits qui y sont consacrés «dans des limites raisonnables et justifiables dans une société libre et démocratique» en vertu de son article 1. Une loi qui viserait la défense d’intérêts collectifs légitimes pourrait donc enfreindre légalement les droits d’une minorité. Ainsi, des limites au réseau privé de santé ou des systèmes d’impôt progressif seraient justifiés en regard de la constitution.
À l’opposé, les lois 21 et 96 visent à diviser la classe ouvrière sur des lignes ethniques et linguistiques et à faire des communautés immigrante et anglophone du Québec les boucs émissaires des conditions sociales désastreuses qui résultent, en réalité, des politiques d’austérité de la classe dirigeante. Leur effet discriminatoire, qui est leur essence même, n’a rien de justifiable, d’où le recours à la clause de dérogation sous le prétexte frauduleux de défendre le Québec.
Avec sa motion du 9 février dernier, le BQ visait, en plus de continuer sa défense acharnée des politiques chauvines de la CAQ, à placarder le premier ministre Trudeau. Ce dernier a timidement évoqué en janvier l’idée de s’adresser à la Cour suprême du Canada pour qu’elle interprète le droit des provinces d’invoquer la clause de dérogation de façon préventive, c’est-à-dire avant même qu’un tribunal ait décidé que la loi est discriminatoire.
Le Parti libéral et les sociaux-démocrates du NPD ont voté contre la motion du BQ et ainsi assuré sa défaite à 172 votes contre 142. Durant le débat, des députés du PLC et du NPD ont invoqué la défense des droits et libertés et critiqué l’usage de la clause dérogatoire par Ford. Le BQ, qui se donne parfois un air pro-ouvrier avec l’aide de la bureaucratie syndicale, a refusé de critiquer les actions de Ford et s’est déclaré «indifférent» à la violation du droit de grève des travailleurs, sa priorité étant le renforcement de la clause de dérogation.
Le vote libéral-NDP contre la motion du BQ est entièrement hypocrite et ne révèle aucun attachement de principe aux droits fondamentaux. Alors qu’il dénonce les actions antidémocratiques du gouvernement du Québec, le gouvernement libéral fédéral a agi de façon tout aussi autoritaire lorsqu’il a invoqué en hiver dernier la Loi sur les mesures d’urgence – en l’interprétant d’une manière arbitraire violant l’esprit et même la lettre de la loi – pour démanteler le «Convoi de la liberté» d’extrême-droite qui occupait de manière menaçante le centre-ville d’Ottawa.
L’utilisation pour la première fois dans l’histoire canadienne de ces pouvoirs draconiens est un avertissement aux travailleurs que le gouvernement Trudeau n’hésitera pas à adopter des politiques autoritaires pour réprimer l’opposition ouvrière grandissante à l’austérité, à la guerre et aux inégalités sociales.
Les critiques libérales de l’utilisation de la clause dérogatoire par Ford sont tout aussi hypocrites. Le gouvernement Trudeau a lui-même adopté des lois pour criminaliser des grèves, notamment au port de Montréal en avril 2021. S’il n’a pas eu recours à la disposition de dérogation, c’est qu’il pouvait compter sur ses alliés au sein de la bureaucratie syndicale pour forcer les travailleurs à respecter les lois libérales de retour au travail.
Quant au NPD, il a appuyé le gouvernement libéral quand ce dernier a fait appel à la Loi sur les mesures d’urgence. Par ses nombreux votes de confiance au parlement, il permet à Trudeau, qui dirige des gouvernements minoritaires depuis 2019, de se maintenir au pouvoir alors même qu’il augmente massivement les dépenses militaires du Canada et participe pleinement à la guerre instiguée par l’OTAN contre la Russie en Ukraine. En 2021, alors que le gouvernement Trudeau se préparait ouvertement à criminaliser la grève du port de Montréal, le NPD lui a donné les votes nécessaires pour faire adopter le budget fédéral, lui permettant ainsi de rester au pouvoir et mettre fin à la lutte des débardeurs.
Le seul parti à la Chambre des communes à avoir voté avec le BQ en faveur de sa motion est le Parti conservateur du Canada. Comme les républicains aux États-Unis et les conservateurs britanniques, ce parti traditionnel de la droite se transforme de plus en plus en mouvement d’extrême-droite. Les conservateurs et d’autres sections de la classe dirigeante canadienne ont cherché à exploiter le «Convoi de la liberté» ultra-droitier pour exiger l’abolition de toute mesure anti-COVID et chercher à déstabiliser, voire renverser, le gouvernement Trudeau.
Peu importe leurs divergences tactiques sur la fréquence «raisonnable» d’utilisation de la clause de dérogation, toutes les sections de la classe dirigeante canadienne, tant souverainistes que fédéralistes, défendent cette disposition anti-démocratique alors qu’elles se tournent ensemble vers des méthodes autoritaires pour écraser la résistance grandissante de la classe ouvrière.
Cela fait partie d’un tournant universel des classes dirigeantes à travers le monde vers des formes dictatoriales de pouvoir et la promotion de courants violents d’extrême-droite – comme en témoigne l’assaut du 6 janvier 2021 sur le Capitole par les partisans de Donald Trump ou l’attaque du 8 janvier 2023 sur des édifices gouvernementaux brésiliens par des adeptes de l’ex-président fasciste Jair Bolsonaro.