L'enquête sur l'attentat de la Manchester Arena livre une dissimulation « dans l'intérêt national »

« ... les familles endeuillées ont le droit de connaître toutes les preuves, sauf dans la mesure où cela porterait atteinte à la sécurité nationale de les divulguer publiquement ». Sir John Saunders, président de la commission d'enquête

Le rapport final de Sir John Saunders sur l'enquête qu'il a menée sur l'attentat terroriste de la Manchester Arena est une dissimulation d'État. Il camoufle le rôle [des service secrets] MI5, et MI6, du ministère de la Défense et de gouvernements britanniques successifs dans la préparation et la protection des islamistes d'extrême droite qu’on a déployés pour atteindre des objectifs de politique étrangère impérialiste en Libye et dans tout le Moyen-Orient.

Des policiers légistes travaillent près de la Manchester Arena à Manchester, le mercredi 24 mai 2017. [AP Photo/Kirsty Wigglesworth]

Le dernier volume de Saunders publié la semaine dernière comprend un rapport « fermé » dont le contenu et les conclusions sont cachés aux familles des victimes et au public britannique parce qu'il « contient des éléments qui seraient préjudiciables à la sécurité nationale s'ils devenaient accessibles au public ».

Le 22 mai 2017, Salman Abedi a fait exploser une bombe à l'intérieur de la [salle omnisports] Manchester Arena, tuant 22 personnes lors d'un concert d'Ariana Grande. Sa plus jeune victime, Saffie -Rose Roussos, n'avait que huit ans. La plupart des autres victimes étaient des jeunes.

Le « Volume 3 : radicalisation et prévention » de Saunders prétend examiner les causes de l'atrocité terroriste d'Abedi, et si elle aurait pu être empêchée par les services de sécurité britanniques. Sa conclusion soigneusement circonscrite d'une « occasion manquée » non divulguée d'enquêter sur Abedi, y compris « un manquement d'un agent des services de sécurité à agir assez rapidement » (également non identifié) permet de conclure « qu'il n'est pas possible de parvenir à une conclusion sur l'équilibre des probabilités ou à toute autre norme de preuve quant à savoir si l'attaque aurait été empêchée. »

Les membres des familles des personnes tuées on réagi en parlant clairement. Caroline Curry, dont le fils de 19 ans, Liam Curry, est mort dans l'explosion, a déclaré à la presse : « De haut en bas, du MI5 aux associés du terroriste, nous croirons toujours que vous avez tous joué un rôle dans le meurtre de nos enfants. »

Andrew Roussos, père de Saffie -Rose a déclaré: « Le MI5, pour moi, était le plus à blâmer ». Le service de renseignement intérieur disposait de « 22 éléments d'information sur Salman Abedi » mais n'avait rien fait.

Roussos a chargé des avocats d'enquêter sur les fondements d'un procès contre le MI5 pour son incapacité à arrêter l'attentat à la bombe, et plusieurs autres familles seraient disposées à se joindre à un recours collectif contre le renseignement intérieur britannique. Roussos a fait campagne sans relâche, aux côtés d'autres familles, déclarant auparavant, « le MI5 a du sang sur les mains ».

Que cachent-ils ?

L'attentat de Manchester s'est produit au plus fort des élections parlementaires anticipées de 2017, déclenchées par la crise du Brexit. La Première ministre du gouvernement conservateur Theresa May saisit l’occasion pour renforcer sa réélection sur la base de la sécurité nationale, menant une campagne patriotique et déployant des centaines de soldats britanniques armés dans les rues. Lorsque le dirigeant travailliste Jeremy Corbyn eut timidement suggéré un lien entre les interventions militaires britanniques au Moyen-Orient et la menace croissante du terrorisme intérieur – un phénomène connu sous le nom de « blowback » (retour de flamme) – de hauts responsables militaires et politiques le qualifièrent d’apologiste du terrorisme et de menace à la sécurité nationale qui ne devrait jamais devenir premier ministre.

Des militaires britanniques aux côtés de policiers armés gardant le palais de Westminster dans le cadre de l'opération Temperer [Photo by Katie Chan / CC BY-SA 4.0]

La campagne contre Corbyn, menée par le Parti travailliste parlementaire, atteint alors son paroxysme, attisée par les grands médias, l'État et l'armée. Le colonel Richard Kemp, qui commandait les forces militaires britanniques en Afghanistan, réclama que: « Jeremy Corbyn, en tant que Premier ministre, aiderait simplement nos ennemis », tandis que le général Lord Dannatt, ancien chef de l'armée britannique, déclarait que si Corbyn occupait le poste de premier ministre, cela menacerait la sécurité de la Grande-Bretagne. Leurs commentaires renforçaient les menaces déjà faites par de hauts responsables militaires après l'élection de Corbyn à la tête du parti en septembre 2015, un général anonyme ayant menacé de « mutinerie » par les forces armées si Corbyn devenait Premier ministre. Le chef d'état-major de la défense, Sir Nicholas Houghton, avait évoqué les «contraintes inquiétantes» du consentement parlementaire.

L'exécution et le moment de l'attentat à la bombe de la Manchester Arena, perpétré par un individu connu des services militaires et de sécurité, soulevait de sinistres questions. Le World Socialist Web Site a averti que les droits démocratiques de la classe ouvrière étaient menacés par la campagne qui poursuivait Corbyn, et que celle-ci visait à saboter l'élection et à criminaliser l'opposition aux sales opérations militaires de la Grande-Bretagne en Libye et au Moyen-Orient.

La Première ministre Theresa May et le chef de l'opposition Jeremy Corby passent par le Central Lobby à la Chambre des Lords lors de l'ouverture officielle du Parlement en 2017 [Photo by UK Parliament/Flickr / CC BY 2.0]

Alors que Corbyn refusait de défier les forces de l'État rangées contre lui, le sentiment public contre le gouvernement de May s'est durci, alimenté par la suspicion généralisée d'une dissimulation. Des fuites des agences de renseignement américaines et françaises avaient révélé en quelques jours qu' Abedi était une menace terroriste connue. Des sources américaines ont affirmé que le FBI avait averti le MI5 qu' Abedi prévoyait d'attaquer des cibles politiques au Royaume-Uni.

Aux élections générales du 8 juin, les conservateurs perdirent leur majorité absolue et furent contraints de conclure un accord de confiance et de soutien avec le Parti unioniste démocratique (DUP) d'Irlande du Nord. Le Parti travailliste gagna 30 sièges, avec 40 pour cent des voix, son plus fort gain en nombre de voix depuis 1945, où il avait vaincu le gouvernement de Churchill par une victoire écrasante après la Seconde Guerre mondiale. Ce fut la compétition la plus serrée entre travaillistes et conservateurs depuis les élections générales de 1974, tenues au milieu des grèves des mineurs et des dockers, que le Premier ministre conservateur Edward Heath avait perdu sous le slogan « Qui gouverne la Grande-Bretagne ? » La popularité de Corbyn reflétait un virage à gauche sous-jacent de la classe ouvrière, que la classe dirigeante britannique craignait de ne pas pouvoir contenir s'il était élu Premier ministre. La bombe qui a dévasté la Manchester Arena a créé les conditions d'une chasse aux sorcières d'État visant à intimider la classe ouvrière et à dissimuler la vérité. Corbyn n’opposa aucune résistance à cette conspiration d'État.

La Grande-Bretagne en Libye

Saunders a conclu que les agences de renseignement n'avaient pas été averties d’un attentat à Manchester, mais son rapport fournit de nombreuses preuves d'une atrocité terroriste planifiée et exécutée pratiquement sous le nez du MI5. Abedi, 22 ans, a travaillé avec des combattants islamistes entraînés, armés et financés par l'État britannique et par l'OTAN pour renverser le dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et installer un régime fantoche.

L'impérialisme britannique a en Libye un bilan long et sanglant. Ce pays d'Afrique du Nord fut sous occupation britannique et française pendant la Seconde Guerre mondiale. Une indépendance nominale lui fut accordée en 1951 sous le roi Idris bin Muhammad al-Mahdi as-Senussi dont le régime, financé par les États-Unis et la Grande-Bretagne, fut renversé par le colonel Kadhafi en 1969 dans un coup d'Etat militaire. Le régime nationaliste bourgeois de Kadhafi a récupéré les actifs de la British Petroleum et a finalement contrôlé environ 70 pour cent de la production pétrolière nationale. Mais la dissolution de l'Union soviétique en décembre 1991 a inauguré trois décennies de violence impérialiste alors que les États-Unis affirmaient leur domination militaire sur le Moyen-Orient riche en pétrole, ouvrant une nouvelle ruée vers l'Afrique.

Kadhafi croyait pouvoir trouver une place dans ce nouvel ordre mondial, surtout après le « marché dans le désert » de Tony Blair en 2004, mais fut au contraire assassiné en 2011 par les forces « rebelles » libyennes soutenues par les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France.

Le rapport de Saunders révèle que les actions d'Abedi étaient motivées par « des absences nocives et des présences malignes ». Le Dr Matthew Wilkinson, un expert de l'extrémisme islamiste, a témoigné ainsi sur les antécédents d'Abedi: « Je n'ai jamais vu une image aussi complète de la boîte de Pétri absolument débordante de germes ». Une analogie qui saisit le caractère hors-la-loi et toxique de la politique étrangère impérialiste et ses répercussions intérieures malsaines.

L'enquête constate que « la famille Abedi détient une responsabilité importante dans la radicalisation de SA et HA » (le frère cadet d'Abedi, Hashem Abedi, purge une peine de 55 ans de prison pour son rôle dans le massacre). Les liens de la famille avec des groupes terroristes islamistes en Libye, notamment al-Qaïda, la Brigade des martyrs du 17 février et l'État islamique, sont décrits par Wilkinson comme une « présence maligne » dans la vie des deux frères. Saunders écrit: « Le conflit de longue date en Libye représente le contexte critique du voyage de SA vers la radicalisation ».

Il est donc d'autant plus frappant que son rapport final juge la question taboue, évitant tout examen du rôle joué en Libye par le gouvernement britannique, les agences militaires et de renseignement. « L'interaction entre les différentes factions impliquées dans la guerre civile libyenne, qui a commencé le 17 février 2011 est ‘d'une complexité vertigineuse’ et dépasse le cadre de ce rapport », écrit-il.

La famille de Salman Abedi avait de nombreux contacts avec des groupes terroristes islamistes en Libye, bien que le rapport de Saunders n’en fournisse qu'un aperçu sommaire. Son père Ramadan Abedi s'est vu offrir l'asile politique par le gouvernement britannique en 1993 et a obtenu la citoyenneté en 2007, malgré ses liens avec des terroristes connus. Au passage, Saunders note que Ramadan Abedi était « ami » avec Abu-Anas al-Libi, un commandant d'Al-Qaïda lié à l'attentat terroriste de 1998 contre les ambassades américaines à Nairobi et à Dar es Salaam. Les fils d'Abedi ont été photographiés avec les fils d'al-Libi en uniforme militaire et portant des armes en 2011, très probablement avec la Brigade des martyrs du 17 février.

Toute la famille Abedi a voyagé librement entre la Libye et la Grande-Bretagne tout au long de la guerre civile. En 2014, le navire de guerre de la Royal Navy britannique HMS Enterprise a évacué les frères Abedi de Libye [article en anglais] « parce que des milices extrémistes combattaient dans la région » (Saunders). Le rapport est muet sur le débriefing ultérieur qu'ils auraient fait aux officiers militaires et/ou du renseignement. Ce fut lors de leurs visites répétées en Libye de 2011 à 2017 que Salman et Hashem Abedi ont rejoint les camps d'entraînement des rebelles, « et il est probable qu'ils aient obtenu une forme de formation et d'assistance sur la façon de fabriquer une bombe ».

Formation en mer sur le HMS Enterprise dans les eaux britanniques en 2019 [Photo: Ministry of Defence-Open Government Licence version 1.0]

L'armée britannique dépensa 212 millions de livres sterling pour soutenir les forces rebelles libyennes en 2011, selon le secrétaire à la Défense de l'époque, Philip Hammond.

L'étendue de l'implication britannique et de l'OTAN avec des groupes terroristes islamistes a été révélée lors du témoignage extraordinaire du recruteur emprisonné de l’État islamique et terroriste condamné Abdalraouf Abdallah, qui a communiqué avec Abedi avant l'attentat à la bombe de Manchester et a été jugé par Saunders comme une importante influence radicale sur Abedi. Abdullah a témoigné qu'il avait été formé par l'OTAN et qu'il avait combattu aux côtés des forces militaires de l'OTAN en Libye, soutenues par le gouvernement britannique : « David Cameron [premier ministre] nous a très bien félicités. » La Grande-Bretagne soutenait en Libye des groupes islamistes qu'elle désignait ailleurs comme terroristes, « peut-être pour leur propre profit ou quelque chose comme ça ».

Saunders intervint aussitôt: « Je ne veux pas m'impliquer là-dedans parce que ce n'est pas pertinent pour ce que je décide, vous comprenez ? » L'échange apparaît dans une vidéo produite par Declassified UK qui a été censurée (c'est-à-dire supprimée) par YouTube.

Il est significatif que des membres clés de la famille Abedi – le père Ramadan et le frère aîné Ismail – aient pu se soustraire à un témoignage dans cette enquête, dans des circonstances profondément suspectes. Ismail a quitté la Grande-Bretagne bien qu'il eût été arrêté à l'aéroport de Manchester à peine 24 heures auparavant. La famille possède sans aucun doute des informations que l’État britannique préfère garder secrètes.

Alors que l'enquête disposait de larges pouvoirs en vertu de la loi sur les enquêtes publiques pour contraindre les gens à témoigner, ni l'ex-Premier ministre David Cameron ni Theresa May n'ont été convoqués pour expliquer la politique de la porte ouverte de leur gouvernement pour les terroristes libyens. L'enquête de Saunders n'a pas non plus obligé les représentants du MI6 ou du ministère de la Défense à témoigner sur leur relation avec les Abedis et le vaste réseau des rebelles islamistes en Libye, en Syrie ou ailleurs.

Les questions que Sir John Saunders a refusé de poser aux agences de renseignement, à l'armée et au gouvernement britanniques sont les suivantes :

La famille Abedi a-t-elle été répertoriée par le MI6 comme une source protégée en raison de son rôle dans la poursuite des objectifs de la politique étrangère britannique en Libye ?

Pourquoi les frères Abedi ont-ils été évacués de Libye par la Royal Navy et quelles informations ont-ils fournis au gouvernement britannique ? Qu'est-ce que l'armée britannique ou les agences de renseignement ont fourni en échange à la famille Abedi ?

Quels renseignements le MI5 et le MI6 ont-ils reçus des agences de sécurité françaises et américaines sur la menace représentée par Salman Abedi ? Qui a reçu les renseignements et pourquoi n'ont-ils pas été suivis d'effet ?

Aucun média grand public ne s'est opposé à la dissimulation flagrante à laquelle se livre l'enquête ou à sa rétention d'informations au public pour des raisons de sécurité nationale. Le rédacteur en chef pour la défense et la sécurité du Guardian, Dan Sabbagh, a écrit la semaine dernière, « il serait peu sage d'être excessivement critique » du rapport final. Et conclut: « Il n'y a aucun moyen indépendant de savoir si cela revient à une dissimulation. »

Le lendemain, un éditorial du Guardian estimait que les « opportunités manquées » par le MI5 d'arrêter l'attaque terroriste provenaient d'un « état d'esprit erroné ».Selon les rédacteurs en chef du Guardian, « l'armée de l'air britannique [avait] été déployée sans analyse appropriée du renseignement, et la mission a dérivé [!] vers un objectif non annoncé de changement de régime ». La Grande-Bretagne avait « fui sa responsabilité morale de reconstruire la Libye ». Et de sermonner :« Un degré de secret qui va au-delà des besoins opérationnels du MI5 nuisent à la confiance du public et engendrent des théories complotistes.»

The Guardian parle pour le compte des «libéraux» riches et corrompus de la classe moyenne supérieure qui ont embrassé la guerre impérialiste sous drapeau de «l'intervention humanitaire» et dont la seule véritable crainte est que les crimes de l'État britannique soient révélés. Le verdict d'Andrew Roussos et d'autres familles qui ont perdu des êtres chers, selon lequel « le MI5 a du sang sur les mains », témoigne d'une prise de conscience croissante que les opérations militaires britanniques et de l'OTAN pour le pétrole et les ressources sont une entreprise criminelle, avec des conséquences mortelles pour la classe ouvrière en Grande-Bretagne, au Moyen-Orient et dans le monde.

La recommandation la plus explicite du rapport final de Saunders est que le rapport 2021 de la Commission pour la lutte contre l'extrémisme, actuellement examiné par la ministre de l'Intérieur Suella Braverman, soit mis en œuvre « de toute urgence ». Sa définition de « l'extrémisme haineux » est : « activité ou matériel visant un groupe extérieur perçu comme une menace pour un groupe intérieur motivé par une idéologie politique, religieuse ou de suprématie raciale, ou ayant l'intention de la promouvoir ».

(Article paru en anglais le 10 mars 2023)

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