Le Canada s’apprête à élargir considérablement ses pouvoirs d'espionnage et à restreindre les droits démocratiques

Sous couvert de lutter contre une prétendue « ingérence étrangère », le gouvernement canadien, dirigé par le Premier ministre libéral Justin Trudeau, prévoit d'étendre considérablement les pouvoirs d'espionnage national du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) et de restreindre la liberté d'association et le droit de manifester.

Le Premier ministre canadien Justin Trudeau s'adresse aux médias dans un hôtel de Pékin, en Chine, le 5 décembre 2017.

Le projet de loi C-70, intitulé « Loi concernant la lutte contre l'ingérence étrangère », a été déposé en première lecture au Parlement le 6 mai par le ministre de la Sécurité publique et des Institutions démocratiques, Dominic LeBlanc, et le ministre de la Justice, Arif Virani. « Nous prenons des mesures pour nous adapter et répondre à notre monde où la vie, et par conséquent les menaces, se déplace de plus en plus vers le monde en ligne », a déclaré LeBlanc lors d'une conférence de presse le même jour.

« Notre gouvernement prend des mesures pour protéger tous les Canadiens, nos institutions et notre démocratie contre l'ingérence étrangère », a déclaré Virani. « Ces réformes du droit pénal et du droit de la sécurité nationale sont soigneusement conçues pour s'attaquer à ces menaces d'une manière appropriée, équilibrée et juste. »

Le projet de loi C-70 s'inspire en partie des lois anti-démocratiques sur « l'ingérence étrangère » qui ont déjà été adoptées en Australie, au Royaume-Uni et aux États-Unis et qui rendent illégale la coopération avec des organisations politiques internationales. Cela marque une nouvelle étape dans l'assaut contre les droits démocratiques alors que les puissances impérialistes poursuivent une guerre pour l'hégémonie mondiale sur de multiples fronts : de leur guerre contre la Russie en Ukraine et leur soutien au génocide israélien des Palestiniens à Gaza, à l'agression et aux menaces contre l'Iran, à leur offensive militaro-stratégique tous azimuts contre la Chine à travers l'Indo-Pacifique.

Depuis un an et demi, le SCRS, les grands médias et l'establishment politique ont soulevé un tollé autour d'allégations non fondées d'ingérence chinoise dans les deux dernières élections fédérales et, plus généralement, autour de la menace que la Chine représenterait pour la « démocratie » et le « mode de vie » des Canadiens.

Le projet de loi C-70 est politiquement présenté comme une réponse à cette menace, bien que ses mesures aillent bien au-delà de tout ce qui est lié de près ou de loin à l'« ingérence étrangère ». La législation proposée comprend quatre éléments qui révisent et élargissent de nombreuses lois existantes, avec des implications de grande portée pour les droits démocratiques au Canada.

Trois jours avant le dévoilement du projet de loi C-70, la juge Marie-Josée Hogue, commissaire d'une enquête publique sur l'ingérence étrangère présumée qui a fait couler beaucoup d'encre, a déclaré que la Chine représentait « la menace d'ingérence étrangère la plus persistante et la plus sophistiquée pour le Canada ». L'enquête Hogue a été lancée l'année dernière après que des rapports du SCRS ont été divulgués aux médias, alléguant que la Chine s'était ingérée dans les élections fédérales de 2019 et 2021 et que le gouvernement libéral n'avait pas agi alors qu'il était au courant de ces efforts.

Malgré l'immense quantité d'insinuations et d'encre déversée dans la presse sur la supposée « ingérence étrangère », notamment de la Russie, de l'Inde, du Pakistan et de la Chine, et l'absence d'action à ce sujet, aucune preuve n'a été apportée pour démontrer qu'une telle activité a réellement influencé le résultat des élections canadiennes. Hogue a d'ailleurs été contrainte de l'admettre dans son rapport au début du mois.

Néanmoins, la question est utilisée pour faire avancer l'adoption de la nouvelle loi draconienne. Les articles qui traitent directement de l'« ingérence étrangère » sont rédigés en termes vagues, de manière à leur donner la plus grande portée possible, et créeraient effectivement une nouvelle catégorie de délits pour criminaliser des comportements qui seraient autrement légaux.

Ses dispositions s'appliqueraient non seulement aux actions des gouvernements étrangers et de leurs agences de contre-espionnage, mais aussi à tous les « mandants étrangers », une désignation fourre-tout qui inclut les entreprises basées à l'étranger et les partis politiques de pays étrangers qui ne sont pas actuellement au pouvoir. Selon le résumé du projet de loi, les personnes seraient tenues de s'enregistrer en tant qu'agent étranger « si elles concluent des accords avec des mandants étrangers en vertu desquels ils s'engagent à exercer certaines activités en relation avec des processus politiques ou gouvernementaux au Canada ».

« Commet un acte criminel, déclare le projet de loi, quiconque, sur les instructions d'une entité étrangère, à son profit ou en association avec elle, adopte sciemment une conduite subreptice ou trompeuse ou omet, subrepticement ou dans l'intention de tromper, de faire quoi que ce soit si sa conduite ou son omission vise un but préjudiciable à la sécurité ou aux intérêts de l'État ou s'il ne se soucie pas de savoir si sa conduite ou son omission est susceptible de nuire aux intérêts du Canada. »

Le projet de loi prévoit la création d'un registre des « agents étrangers », assorti de sanctions sévères pour ceux qui ne déclarent pas leurs associations avec des « entités étrangères », ainsi que la création d'un poste de commissaire chargé de superviser le registre.

Deux autres articles du projet de loi C-70 visent à étendre le pouvoir d'espionnage du SCRS et à lui permettre de partager des « renseignements » avec d'autres agences gouvernementales, d'autres niveaux de gouvernement et des acteurs non gouvernementaux, y compris des entreprises, des universités et des partis politiques.

Le SCRS se plaint depuis longtemps du fait qu'il lui est difficile de fournir des détails sur ses « renseignements » à qui que ce soit, sauf au gouvernement fédéral. Si le projet de loi C-70 est adopté, il aura carte blanche pour dénoncer à leurs employeurs les socialistes et autres personnes qu'il considère comme des menaces pour l'État canadien, et pour collaborer avec les grandes entreprises et les administrations des universités afin de les persécuter.

Le principal groupe de pression des grandes entreprises au Canada, le Conseil canadien des affaires (CCC), s'est empressé d'approuver la proposition de loi, y compris les dispositions qui permettraient au SCRS de travailler plus étroitement avec les employeurs. « En cette période de risques géopolitiques accrus », écrit Goldy Hyder, PDG du CCC, dans un communiqué publié le 7 mai, « la modernisation de la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité par le projet de loi C-70, notamment pour autoriser le SCRS à partager des renseignements sur les menaces avec les entreprises canadiennes, est une nécessité urgente pour protéger la vie et les moyens de subsistance des Canadiens ».

La législation établirait également une nouvelle définition du sabotage qui ferait du blocage ou de l'interférence avec les routes, les lignes de chemin de fer, les pipelines et autres infrastructures « essentielles » un crime dans l'intention de « nuire aux intérêts canadiens ».

L'article sur le sabotage vise clairement à bloquer le nombre croissant de manifestations à travers le Canada, qui ont utilisé le blocage d'infrastructures essentielles pour attirer l'attention sur des questions allant de la violation des droits des autochtones au soutien continu d'Ottawa au génocide israélien dans la bande de Gaza. Elle vise également à inscrire dans la loi les mesures qui ont été utilisées dans le cadre de la loi sur les mesures d'urgence pour expulser le Convoi de la liberté d'extrême droite de la colline du Parlement et des postes-frontière en 2022.

Le projet de loi contient une exception explicite à la nouvelle loi anti-sabotage pour les arrêts de travail et les manifestations qui n'ont pas l'intention explicite de nuire aux intérêts canadiens. Toutefois, cette exception est loin d'être suffisante. Dans des conditions où l'action des travailleurs paralyserait un ou plusieurs secteurs clés de l'économie, et en particulier dans le cas de grèves à caractère ouvertement politique, la référence à l'intention de nuire aux « intérêts canadiens » pourrait servir, et servira, d'échappatoire commode pour invoquer les nouvelles dispositions relatives au sabotage dans le cadre d'une répression brutale de la part de l'État. À l'heure actuelle, le gouvernement fédéral et les provinces ont imposé des restrictions croissantes à la capacité légale des travailleurs à faire grève, notamment en recourant à la législation sur le retour au travail et en invoquant le caractère « essentiel » de vastes secteurs de l'économie.

Le projet de loi prévoit des peines d'emprisonnement à vie pour les personnes reconnues coupables d'« ingérence étrangère » et des peines de dix ans pour les personnes reconnues coupables en vertu de la définition élargie du sabotage.

L'Association canadienne des libertés civiles (ACLC) s'est inquiétée du caractère punitif de la loi. Shakir Rahim, directeur du programme de justice pénale de l'ACLC, a déclaré :

L'élargissement du délit de sabotage à l'atteinte aux infrastructures essentielles constitue un risque sérieux pour la liberté d'expression. La définition de l'infrastructure essentielle est trop large et l'infraction d'interférence pourrait réprimer les manifestations. Le Code pénal contient déjà des infractions qui traitent de manière adéquate les atteintes à la sécurité publique.

La possibilité d'une peine d'emprisonnement à vie pour certaines infractions introduites par le projet de loi C-70 est disproportionnée et excessive. Par exemple, une personne reconnue coupable d'un acte criminel en vertu du Code criminel, même d'un acte aussi minime qu'un vol de moins de 5000 $, pourrait être condamnée à la prison à vie si elle a agi au profit d'une entité étrangère.

Stephanie Carvin, professeure associée à l'université de Carleton et ancienne analyste du gouvernement canadien en matière de sécurité nationale, a déclaré au Globe and Mail que le projet de loi C-70 est « sans doute la tentative la plus importante de mise à jour des lois canadiennes en matière de sécurité nationale depuis 1984 ». Carvin a ajouté que ce projet de loi « répond en grande partie aux demandes de la communauté du renseignement ».

Dans un communiqué de presse publié le 6 mai, le gouvernement indique que le projet de loi abaisse le seuil d'obtention des mandats en ce qui concerne la surveillance électronique et l'accès aux dispositifs, donnant ainsi un fondement juridique à des activités auxquelles le SCRS se livre déjà plus que probablement de manière régulière.

« Les amendements permettraient de combler les lacunes croissantes dues à l'évolution des menaces et aux progrès technologiques. Des garanties ont été intégrées et sont solides – la législation a été élaborée pour veiller à ce que les activités du SCRS soient conformes à la Charte des droits et libertés », assure le communiqué de presse, avant de noter que « les pouvoirs proposés pour les mandats, bien que nouveaux dans la Loi sur le SCRS, ne sont pas de nouveaux outils ; ils s'inspirent de pouvoirs auxquels les organismes canadiens d'application de la loi et de renseignement ont couramment recours dans d'autres démocraties. Le seuil d'accès à ces outils reste élevé. »

Le SCRS a été créé en 1984 pour succéder au service de sécurité de la GRC, à la suite des conclusions de la commission McDonald, qui a révélé les activités illégales de l'agence de renseignement du Canada, notamment le vol de listes de membres de partis, les effractions, l'ouverture du courrier, la falsification de documents, la surveillance électronique sans mandat et les incendies criminels. Le transfert des pouvoirs d'espionnage de la GRC au SCRS visait à redonner une légitimité à l'appareil de sécurité nationale et à légaliser une grande partie des activités illégales.

Le Canada est l'une des composantes du réseau mondial d'espionnage Five Eyes. Aux côtés des agences d'espionnage des États-Unis, du Royaume-Uni, de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, son appareil de sécurité nationale étend ses filets de surveillance qui recueillent des données électroniques à l'échelle mondiale. Les fuites d'Edward Snowden ont montré que les membres du réseau Five Eyes espionnent les citoyens des autres pays et partagent les informations afin de contourner les restrictions nationales en matière de surveillance.

Les documents d'Edward Snowden ont montré que le Centre de la sécurité des télécommunications, un partenaire du SCRS et un élément essentiel des Five Eyes, était engagé dans la surveillance de masse de millions de téléchargements sur les sites web de partage de fichiers par le biais de son projet « Levitation ».

L'opposition conservatrice et le NPD, qui soutient le gouvernement libéral minoritaire par le biais d'un accord de confiance et d'approvisionnement, ont tous deux salué le dépôt du projet de loi C-70. « Depuis des années, les conservateurs demandent à Justin Trudeau de mettre en place un registre des influences étrangères. Au lieu de protéger les Canadiens et les communautés de la diaspora, il a bloqué, retardé et entravé la mise en place d'un registre des influences étrangères à chaque fois », s'est réjoui Sebastian Skamski, porte-parole du chef conservateur Pierre Poilievre. Le leader parlementaire du NPD, Peter Julian, a quant à lui affirmé que les mesures auraient dû être prises plus tôt, déclarant que les conservateurs et les libéraux ont traîné les pieds et « n'ont pas traité ces menaces avec l'urgence requise ».

(Article paru en anglais le 28 mai 2024)

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