Le Congrès national africain conclut un accord de coalition avec un parti de l’ère d’apartheid

L'Assemblée nationale sud-africaine a réélu Cyril Ramaphosa à la présidence du pays pour un deuxième mandat de cinq ans, après que son parti, le Congrès national africain (ANC) eut conclu un accord de coalition de dernière minute avec l'Alliance démocratique (DA), l'Inkatha Freedom Party (IFP) et l’Alliance Patriotique.

L'Alliance démocratique (DA) est composée des vestiges des partis de l'époque de l'apartheid, dont le Parti national qui a dirigé l'Afrique du Sud de 1948 à 1994.

L'Assemblée nationale a élu à la présidence un politicien de l'ANC et à la vice-présidence un député de la DA. Ramaphosa prêtera serment en tant que président mercredi et dévoilera ensuite un nouveau cabinet ministériel qui devrait inclure des membres de la DA.

Cyril Ramaphosa en 2019 [Photo by International Labour Organization / FLickr / CC BY-NC-ND 2.0]

L'accord de coalition fait suite aux élections du 29 mai où l'ANC, synonyme d’une lutte de plusieurs décennies contre le régime raciste abhorré de l'Afrique du Sud, a connu son pire résultat électoral depuis son arrivée au pouvoir après les premières élections post-apartheid en 1994. Ceci, ainsi que le faible taux d'inscription et de participation électorale, témoigne du déclin de l'autorité politique de l'ANC parmi de larges couches de la classe ouvrière, en particulier dans la jeune génération.

L'ANC n'a remporté que 40 pour cent des voix, ce qui lui confère 159 des 400 sièges du Parlement. Sa perte d'environ 16 pour cent des voix est imputable au même pourcentage de voix obtenu par l’Umkhonto we Sizwe (abrégé MK), parti nouvellement formé d’une scission de l’ANC par l’ex-président du parti Jacob Zuma. Zuma avait été évincé du pouvoir par Ramaphosa en 2018 sur des questions de corruption de longue date.

Après les élections, Ramaphosa a proposé un gouvernement d'unité nationale. Mais après deux semaines de négociations en coulisses et de marchandages politiques, il n'a pu assurer sa survie politique qu'en se tournant vers l'Alliance démocratique (DA) de John Steenhuisen , dont le parti farouchement pro-business est arrivé deuxième, remportant 22 pour cent des voix.

Les dirigeants de la DA ont justifié l’annulation de la résolution de l'an dernier de ne jamais travailler avec l'ANC, affirmant qu'il était important d'empêcher une «coalition apocalyptique» entre l'ANC et les Combattants de la liberté économique (EFF). Steenhuisen a déclaré qu'il était essentiel de se rassembler et de collaborer pour empêcher les forces subversives de combler le vide politique, ajoutant: «C'est la chose patriotique à faire.»

Le parti MK de Zuma, qui est arrivé troisième, a refusé de travailler avec l'ANC tant que Ramaphosa restait son dirigeant. Il a contesté les résultats des élections, affirmant que celles-ci n'avaient été ni libres ni équitables, et a appelé le plus haut tribunal d'Afrique du Sud à empêcher la convocation du Parlement le 14 juin. La commission électorale a validé les résultats acceptés par les autres principaux partis.

L’EFF, un groupe dissident de l’ANC dirigé par Julius Malema qui utilise une phraséologie gauchiste et nationaliste noire extrême et qui a remporté près de 10 pour cent des voix, a également refusé de travailler avec l’ANC.

La coalition de l'ANC comprend également le petit Inkatha Freedom Party (IFP), un parti nationaliste zoulou de droite, avec lequel l’ANC avait mené une quasi-guerre civile fin des années 1980 et début des années 1990, faisant des milliers de morts et qui menaçait de faire capoter les élections de 1994. L'inclusion de l'IFP, qui a obtenu 3,8 pour cent des voix, donne à l'ANC un moyen de détourner les critiques concernant sa collaboration avec le DA dirigé par les blancs. Velenkosini Hlabisa, le chef d'Inkatha, a déclaré: «Cela représente une opportunité importante pour les deux partis politiques de panser les blessures du passé.»

Un quatrième membre de la coalition est l'Alliance patriotique (PA), profondément réactionnaire, qui a obtenu 2 pour cent des voix. La PA, qui veut rétablir la peine de mort et expulser les immigrés illégaux, a sa base de soutien dans les communautés sud-africaines des provinces de Gauteng et du Cap-Occidental.

Ramaphosa a qualifié l’accord avec la DA de «nouvelle naissance, une nouvelle ère pour notre pays», ajoutant qu’il était temps pour les partis «de surmonter leurs différends et de travailler ensemble». Il a approuvé un document de huit pages régissant leur coalition, comprenant de belles phrases sur la prise de décision basée sur le consensus, le respect de la constitution et l'opposition au racisme et au sexisme, avec une priorité à donner à «une croissance économique rapide, inclusive et durable». Les marchés financiers, poussant un soupir de soulagement, ont approuvé l'accord, le rand, la monnaie sud-africaine, se redressant légèrement face au dollar.

Le ralliement de Ramaphosa à l'Alliance démocratique – jusqu'à présent le parti de l'opposition officielle – et à d'autres partis de droite, au risque d’aggraver les divisions entre les factions de son ANC, est l'expression logique de son programme pro-capitaliste. L’ANC avait dès sa création un programme nationaliste bourgeois. Malgré la phraséologie socialiste empruntée au Parti communiste sud-africain (SACP) stalinien, la Charte de la liberté de l'ANC de 1955 garantissait les droits de propriété bourgeois et soutenait les institutions de l'État capitaliste. C’est pourquoi, après des années de répression violente infligée à l’ANC, le gouvernement d’apartheid du président FW De Clerk se tourna vers Nelson Mandela et son ANC en 1990 pour empêcher une révolution sociale.

L’ANC et son programme pro-entreprises d’encouragement des investissements étrangers en Afrique du Sud – connu aussi comme «thatchérisme prudent» du nom de la Première ministre britannique notoirement pro-marché des années 1980 – n’a rien fait pour améliorer les conditions sociales de la grande majorité des Sud-Africains. Ceux-ci vivent toujours dans des conditions de misère abjecte, sans accès sûr à l'électricité ou à l'eau courante, en proie à une criminalité endémique, à la corruption, à la pauvreté et à un chômage aux proportions astronomiques, surtout parmi la population majoritairement jeune du pays.

Alors que les Sud-Africains blancs continuent de contrôler la majorité de la richesse nationale, le programme de l'ANC d'‘Autonomisation économique des noirs’ a permis à une mince couche d'hommes d'affaires noirs et à une poignée de politiciens et de dirigeants syndicaux noirs de s'enrichir et de fournir une base sociale au régime post-apartheid. Ramaphosa, l'ex chef du syndicat des mineurs, possède une fortune personnelle estimée à 450 millions de dollars, éclipsant celle de son rival Zuma.

La décision de Ramaphosa de conclure un accord avec l'Alliance démocratique, farouchement pro-marché et pro-Washington, a suscité la crainte chez les membres de l'ANC que cela ne marque la fin de la discrimination positive et même des efforts tout symboliques pour mettre fin à la pauvreté. Le Congrès des syndicats sud-africains (COSATU), un membre clé de «l’Alliance tripartite» de l’ANC aux côtés du SACP (Parti communiste sud-africain), avait menacé de quitter l’alliance s’il entrait au gouvernement avec la DA.

L'ANC a cherché à contrer cela, le responsable du parti Fikile Mbalula soulignant que dans le premier gouvernement d'unité nationale en 1994, la coalition de l'ANC comprenait le Parti national, le parti de l'apartheid! Il a demandé, rhétoriquement: «Nous sommes entrés au gouvernement avec des gens qui nous ont mis en prison. En sommes-nous morts? Non. Avons-nous survécu à cette expérience? Nous l’avons fait. »

Passer un accord avec l’Alliance démocratique signifie intensifier un programme de guerre de classes dans le pays, dans l’intérêt du capital sud-africain et international, dans des conditions où l’Afrique du Sud, la société la plus inégalitaire du monde, est une poudrière sociale et politique. Cela entraînera probablement des relations plus étroites avec l'impérialisme américain dans des conditions où l'ANC avait cherché à utiliser ses relations économiques avec la Chine, la Russie, l'Iran et Cuba et son appartenance au groupe des pays BRICS comme monnaie d'échange dans ses rapports avec les institutions financières et politiques dominées par Washington.

Il y a eu pendant la campagne électorale une absence remarquable de toute discussion sur la guerre mondiale initiée par l'impérialisme américain et dont la guerre lancée par l'OTAN contre la Russie à propos de l'Ukraine, le génocide israélien soutenu par l'impérialisme contre les Palestiniens de Gaza et l'offensive militaro-stratégique de Washington contre la Chine constituent trois axes-clés.

L’ANC soutient les Palestiniens depuis des décennies, portant récemment des accusations de génocide et de crimes de guerre contre Israël devant la Cour internationale de Justice. Sur la guerre par procuration des États-Unis contre la Russie en Ukraine, Pretoria a refusé de s'aligner sur Washington ; il s’est abstenu sur six résolutions de l'ONU condamnant l'invasion russe de l'Ukraine ; a refusé d'appliquer des sanctions contre la Russie et a appelé la Cour pénale internationale à ne pas appliquer un mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine afin qu’il puisse se rendre dans le pays.

L’année dernière, l’Afrique du Sud a mené des exercices navals avec la Chine et la Russie, ce qui a sérieusement tendu les relations avec Washington. En mai 2023, l’ambassadeur américain en Afrique du Sud, Reuben Brigety, convoqua une conférence de presse pour dénoncer l’Afrique du Sud pour avoir vendu des armes à la Russie, sans produire aucune preuve pour étayer ses affirmations.

Rien de tout cela n’a fait l’objet d’un débat pendant la campagne électorale, même si l’ANC et la DA ont des opinions opposées sur toutes ces questions.

La fracture de l’ANC et ses résultats électoraux désastreux donnent une indication pâle et déformée de la colère des masses contre l’ensemble du système capitaliste pourri de l’Afrique du Sud post-apartheid. Il y eut de nombreuses et très âpres luttes de la classe ouvrière, notamment la grève des mineurs de 2012 où la demande d’une répression policière de la part de Ramaphosa a précipité le massacre à Marikana de 34 mineurs en grève ; ils furent abattus dans une mine appartenant au groupe Lonmin dont l'ex-chef du Syndicat national des mineurs était directeur non exécutif.

Depuis, le «boucher de Marikana» a fait tout ce qu’il pouvait pour soutenir le capitalisme sud-africain ; il a réduit l’impôt sur les sociétés, réduit les salaires des travailleurs, renié les accords salariaux du secteur public et fait baisser le niveau de vie. Cela lui a valu une haine éternelle parmi les travailleurs sud-africains. Les mineurs d'or en grève de Sibanye-Stillwater ont hué Ramaphosa, l'invité d'honneur du COSATU, l’obligeant à quitter la tribune du rassemblement du 1er mai 2022 à Rustenburg, le centre de la région minière du pays.

Des grèves répétées pour des salaires plus élevés menées par les métallurgistes, les travailleurs du secteur public, les enseignants, les travailleurs de la santé et des transports, ainsi que des grèves de protestation de masse d'un ou deux jours ont été systématiquement isolées par le COSATU et les syndicats politiquement liés à l'ANC.

Les élections ont montré que l’ANC est assis sur un volcan politique et social. Le nouveau gouvernement ANC-Alliance démocratique sera un régime de crise extrême.

Mais pour vaincre les efforts faits par le nouveau gouvernement pour sabrer les services publics, les salaires et les conditions de travail dans l'intérêt du grand capital et pour orienter l'Afrique du Sud vers la guerre mondiale de l'impérialisme américain, la classe ouvrière doit unir ses luttes et mobiliser sa force indépendante contre tous les représentants politiques du capitalisme sud-africain. Cela signifie lutter pour un gouvernement ouvrier et développer une offensive mondiale de la classe ouvrière pour le socialisme et contre la guerre impérialiste.

(Article paru en anglais le 18 juin 2024)

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